BACH (J.-S.)

BACH (J.-S.)
BACH (J.-S.)

Une vie d’apparence simple, prédestinée à concevoir une œuvre sans précédent, suffisamment longue pour la mener à bien, suffisamment régulière pour ne point l’entraver. Une curiosité inlassable, un enrichissement constant. Une expansion souveraine, merveilleusement délivrée sinon de fatigues et même de dépressions, mais de reniements de soi et de ce que l’on pourrait appeler les logiques du désastre. Bach n’eut pas de tranches de vie à biffer. S’il est vrai, comme l’exprimait si bien un jeune philosophe grec, Démétrius Platon Sémélas, que «la musique adore les contrastes tout autant qu’elle abhorre les contraires», on peut dire que tout ce qui pouvait enrichir la musique afflua, chez Bach, avec une telle puissance que ce qui pouvait aller contre en fut banni, par simple conséquence naturelle. C’est la première grâce que nous avons à constater, et la plus heureuse chance. D’où s’ensuivit ce titre de père de la musique . En somme, un géniteur tel qu’il devint une référence pour un ensemble assez impressionnant de musiciens. Référence posthume et, par là, sujette à une foule de propriétés, souvent discutables. Il y a un cas Jean-Sébastien Bach, de la même manière qu’il y a un axe Jean-Sébastien Bach. On assiste, en effet, à toute une gravitation autour de lui de la pensée musicale des grands qui suivirent et le connurent. Tels s’en éloignent, puis s’en rapprochent. Mais qui pourrait ne pas constater que l’on ne se réfère qu’à une présence phénoménale, dont on ne peut avoir, ordinairement, qu’un sens tout subjectif et menacé d’illusions, pour autant que les traditions se soient trompées à son sujet? C’est chose faite. Il y a, une fois de plus, maldonne, et nos «sublimes» sont à repenser.

1. Passionné de musique et de liberté

Jean-Sébastien Bach naquit le 21 mars 1685, à Eisenach. Il était le quatrième fils de Johann Ambrosius Bach et d’Elisabeth née Lämmerhirt, sa femme. Sans doute, comme c’était la tradition dans une famille vouée à la musique, commença-t-il ses premières études avec son père, «musicien de ville» et renommé pour sa maîtrise instrumentale. Mais celui-ci mourut alors que Jean-Sébastien atteignait sa dixième année. Il lui avait donné ses premières leçons de violon et d’autres instruments à cordes, et avait, pense-t-on, demandé à son frère de lui enseigner la technique de l’orgue. Bon écolier, bon latiniste, l’enfant se pliait aisément aux disciplines, encore qu’il eût une véhémence naturelle et un franc-parler dont il ne se départit jamais. (Nous dirons tout de go que, fort de ses évidences, il n’hésita jamais à les brailler, fût-ce dans la maison du Seigneur, dans laquelle il habitait comme chez lui.)

Orphelin, il lui fallut un tuteur chez qui il pût vivre. Ce fut son frère aîné Johann Christoph, organiste dans la petite ville d’Ohrdruf, non loin d’Eisenach. Jean-Sébastien demeura cinq ans dans la nouvelle demeure, contribuant aux frais de ménage en chantant dans les chœurs, car il avait une ravissante voix de soprano. Il devint senior à l’école, dès l’âge de quatorze ans, alors que la moyenne était d’environ dix-sept. Il se montra de plus en plus expert en latin et en théologie luthérienne (on sait que la théologie fut toujours pour lui un objet de délectation, et presque sa marotte). C’est son frère aîné qui lui enseigna le premier le jeu du clavecin. Il eut, du reste, beaucoup de peine à refréner l’élan du jeune élève qui voulait dévorer les étapes, non sans un certain désordre. Jean-Sébastien poussait l’envie jusqu’à dérober des partitions interdites pour les recopier au clair de lune. Il semble que le fils aîné ait été jaloux du benjamin prodige. Considérant bientôt qu’il ne pouvait être longtemps à la charge de son frère, Jean-Sébastien se fit agréer comme choriste au gymnase de Lüneburg. Il y suivit toutes les classes.

Sans doute, et ce fut un des lourds regrets de sa vie, aurait-il aimé poursuivre ses études dans une université. Mais, n’ayant pas les moyens matériels de réaliser son rêve, il décida d’entrer comme violoniste dans l’orchestre du duc de Weimar. L’adolescence était finie.

Commence alors, pour Jean-Sébastien, une période de conquêtes. Autodidacte sans en être un, et plus indépendant qu’autodidacte, il va s’exercer à son métier, quotidiennement, avec passion, rejetant tout ce qui tend à l’entraver dans la libre recherche de son art.

Quelques mois après son arrivée à Weimar, il se fait nommer organiste dans la petite ville d’Arnstadt (l’orgue de son église étant tout neuf!). Nous sommes en 1704. Quatre ans plus tard, il ne supporte pas que le conseil municipal l’accuse d’une absence interminable: il était allé à Lübeck, entendre l’illustre Buxtehude jouer de l’orgue dans les Concerts du soir , qui faisaient courir tant de mélomanes, et avait oublié le temps et même sa fiancée, Maria Barbara! «Quatre mois au lieu de quatre semaines», et l’on avait chuchoté que Buxtehude lui avait offert la main de sa propre fille, malheureusement un peu disgraciée et dont personne ne voulait. Ce fut là le seul ennui qui sortit Bach de son enthousiasme. Excédé aussi de la réputation d’intransigeant et de batailleur qu’il s’est faite à Arnstadt, Bach s’en va à Mülhausen, en 1707.

Il s’y marie avec Maria Barbara, sa cousine. Et, de nouveau, les disputes éclatent entre ses supérieurs et lui. Il boude surtout le surintendant Fröhne, qui est piétiste et qui considère la musique comme une source de dépravations. C’est insulter «un des plus doux présents de Dieu», et l’affaire va mal. De plus, Bach veut un carillon à son orgue qu’il pourrait manœuvrer avec ses pieds. Ce serait encore un charme et un camouflet pour le rigorisme des piétistes. Par surcroît, fort des leçons de Lübeck, il tend à un style hardi, très «coloriste», riche de timbres et d’ornements, de contrastes rares et savants; bref, il veut montrer tout ce qu’il sait et nul n’en veut. Il agace et gêne. En conséquence, un an après, nouvelle fuite. En juin 1708, il retourne à Weimar, et là, pendant neuf ans, il exercera les charges d’organiste et de musicien de chambre; en 1714, il ajoutera à ses titres celui de Konzertmeister .

Rien ne pouvant durer, Bach, devenu un éblouissant organiste et quasi légendaire («C’est le diable ou Bach en personne!»), jouissant d’une situation fort honorable, ayant des élèves brillamment doués et une vie de famille sans cesse enrichie de nouvelles naissances, Bach donc prit ombrage de ce qu’à la mort du Kapellmeister Drese on fît appel au fils de celui-ci, médiocrement doué, pour assumer cette charge, et non pas à lui. Ce fut le prétexte. En fait, le duc le punissait, ce faisant, d’entretenir des relations amicales, voire insolentes, avec son neveu Ernst August, dont il ne pouvait souffrir les idées ni le caractère. Le duc était allé jusqu’à interdire toute relation avec son neveu; ce qu’apprenant, Bach n’eut de cesse qu’il n’ait offert à Ernst August, son élève, et à la barbe de l’oncle redouté, un concert d’anniversaire et un compliment écrit de sa meilleure plume! C’était pousser loin le plaisir de fustiger le pouvoir, et la mort du vieux Drese avait fourni au duc une excellente occasion de riposter. Bach voulut donc partir.

Fort opportunément, son ami, le duc Ernst August, avait une sœur qui, en 1716, avait épousé le prince Léopold d’Anhalt-Köthen. Celui-ci, passionné de musique, apprenant que Bach aimerait se rendre à sa cour, se fit un devoir de réorganiser le corps des musiciens. Il offrait à Jean-Sébastien des conditions excellentes. La cour était calviniste, et la musique religieuse n’y trouvait donc point d’expansion possible. Mais, et c’est ce qui alléchait Bach, la musique de concert avait à la cour grande importance et le compositeur élu pourrait y débrider toute son invention. Bach ne pensait pas que le duc de Weimar ferait opposition à sa demande de congé, et irait jusqu’à le mettre en prison (du 6 novembre au 2 décembre 1717). Mais cela n’eut d’autre effet que de renforcer sa hargne. Finalement, le duc, voyant que Bach ne céderait pas, lui notifia et son congé et sa disgrâce.

Le séjour de Bach à la cour de Köthen fut un des plus heureux de sa vie. Le prince Léopold, musicien lui-même, favorisait toutes les entreprises de son Konzertmeister , et ne l’empêchait pas d’entreprendre des voyages dans les grands centres musicaux. Bach, à cette époque, se passionne pour les diverses formes du concerto et de la suite, et en compose, si l’on en juge par les comptes du relieur chargé d’assembler les diverses parties de ses œuvres, une quantité impressionnante. C’est une énorme perte pour la musique que de n’avoir pu retrouver la plus grande partie de ces ouvrages. C’est à Köthen qu’il entreprit de composer tout un groupe de pièces pour la formation de son fils aîné, Wilhelm Friedmann, qui manifestait des dons remarquables pour la musique. Cela nous vaudra ce Klavierbüchlein qui fit tant pour sa gloire, et qui demeure un des ensembles les plus impressionnants de l’art pédagogique, tel qu’un grand musicien peut l’entendre.

Mais en juillet 1720, alors que l’aîné vient d’atteindre sa dixième année, un malheur frappe la maison: Maria Barbara meurt. Jean-Sébastien se trouvait alors en Bohême, à Carlsbad, où le prince Léopold faisait sa cure d’eaux. Lorsque Bach revint, il apprit que sa femme était déjà enterrée. Ce fut un des coups les plus affreux qu’il eut à subir. On sait combien il était profondément religieux, et combien lui fut apaisante et douce l’idée même de la mort. Il aima toujours ce prolongement d’éternité, au plus secret de lui-même, et sa foi ne fut jamais séparable de la plus totale confiance. Cela, sans doute, lui rendit moins terrible cette rupture soudaine avec la présence de celle qui l’avait secondé dans toutes ses premières luttes.

Mais, pour un homme semblable – et fort occupé –, il ne pouvait être question de laisser trop longtemps ses enfants seuls. De plus, il ne voulait pas d’un déséquilibre engendré par trop de solitude ni d’une mélancolie qui allait à l’encontre de sa foi. Il remarqua, quelques mois après, Anna Magdalena Wilcken, ravissante jeune fille de vingt ans, cantatrice à la cour et fille d’un trompette de l’orchestre princier. Dès décembre 1721, ils se marièrent. Bach avait trente-six ans.

Ce ne fut que lorsque le prince, devenu veuf, décida de se remarier avec une princesse d’Anhalt-Bernburg que les perspectives s’assombrirent. La princesse n’aimait pas la musique, et le prince, occupé par des soucis de réfection de ses appartements et de reconstitution de sa garde, se fit plus lointain. Bach, ne se sentant plus aussi aimé et indispensable, commença à rechercher un autre poste. Ce devait être, après d’infinies tergiversations, le cantorat à l’école Saint-Thomas de Leipzig.

S’il est vrai que les vingt-cinq années passées en cette ville virent naître une des parties les plus grandioses de l’œuvre de Bach, il est vrai aussi qu’elles furent les plus pénibles. On peut dire qu’il s’y est enlisé malgré lui. Le détail de ses querelles avec ses supérieurs et les notables de la ville ferait tout un volume. On n’avait pas voulu de lui dès le commencement. On espérait que Telemann prendrait la place. Bach ne fut accepté, pour ainsi dire, que par pis-aller. Le conseiller Platz a fort bien dit la chose: «Puisque nous n’avons pas pu obtenir le meilleur, nous devons nous contenter d’un médiocre.» Quant à l’école Saint-Thomas, elle était vétuste; les élèves y étaient mal logés et mal nourris, les disciplines archaïques. Bach se voyait astreint à enseigner le latin ou à surveiller les classes tout autant qu’à essayer de faire chanter ses cantates avec des éléments dont l’art de vocaliter et d’instrumentaliter était défaillant. Ni son indépendance, ni son libéralisme, ni son bon sens, et moins encore son génie – qui adorait les prouesses – n’y trouvaient leur compte.

À la mort de Christiane Eberhardine, femme de l’électeur de Saxe (septembre 1727), Bach essaya, en composant son Ode funèbre , de se prémunir contre les attaques du conseil de l’université, qui lui était hostile, puisqu’il n’avait pas de grade supérieur. Vainement. Et toutes les tentatives réitérées de fuir Leipzig, au long des années – fait du reste assez étrange –, échouèrent. Pendant ce temps, les chefs-d’œuvre s’accumulaient. Si les élèves de Saint-Thomas et surtout ceux de l’université, à l’inverse des notables, aimaient profondément la musique du grand cantor, il ne semble pas que l’auditoire des officiels s’en soit grandement ému. Même une partition aussi prodigieuse que La Passion selon saint Matthieu ne souleva aucun enthousiasme, et on lui trouva des allures d’opéra!

Ainsi s’écoula l’existence de Bach à Leipzig, divertie quelquefois par des voyages, dont le plus heureux fut celui qui le conduisit à Berlin, chez Frédéric le Grand, qui le reçut avec de grands égards.

Pendant l’hiver de 1749-1750, le grand musicien, qui avait toujours souffert de myopie, subit une opération aux yeux, car sa vue avait baissé au point de le laisser presque aveugle. L’opération échoua et il perdit complètement la vue. Le 18 juillet 1750, soudainement, il la recouvra, mais quelques heures après il fut terrassé par une attaque d’apoplexie. C’était la fin. Il mourut dans la soirée du 28 juillet, et fut enterré au cimetière Saint-Jean.

Il laissait une œuvre dont on pourrait dire qu’à elle seule elle est une Europe de la musique, magnifiée et portée à un degré d’autonomie incomparable. Quoi qu’il ait entrepris, il n’échoua en rien, et, hormis certaines pages de jeunesse, un peu irrégulières, il porta son art à un point de maturité et d’équilibre sans équivalent. De surcroît, toute son œuvre est préservée, comme par miracle, de toute scolastique. Nul n’est d’une plasticité aussi fine et tendre, nul n’est plus inventif, nul ne respire aussi aisément dans les architectoniques les plus subtiles et les plus fortes. Il est un des musiciens les plus libres et les plus logiques de l’histoire. On ne peut s’étonner, en conséquence, de la fascination de son œuvre sur les générations qui la connurent. Les contrastes mêmes que l’on y voit démontrent la richesse de sa substance et l’infinité de ses pouvoirs.

2. Difficile exégèse

Disons sans plus attendre que le malentendu le plus grave touchant la musique de Bach provient du sens défectueux que l’on a de l’homme, de l’œuvre et aussi du style de son époque. Après l’art savant qui prévalait encore au début au XVIIIe siècle, la musique, comme fatiguée de recherches polyphoniques excessives, se tourne vers le «style rococo». Le contrepoint tend à disparaître au profit d’un verticalisme harmonique simple, qui soutient une mélodie, ou un bel canto , de caractère expressif, et, selon le vœu de Görner, «charmant, gracieux et badin». Parallèlement, les traités d’écriture formulent des exigences et, déjà, s’éloignent beaucoup des légitimes prérogatives qui faisaient tout le sel du jeu des anciens. Ce qui «allait de soi», à savoir un besoin d’expansion naturel des langages, tend à se resserrer autour d’un dogme. D’où un durcissement des logiques tonales. Les règles, très exactement, s’embourgeoisent et, en dépit d’une apparence plus aisée et plus séduisante, accroissent leur rigorisme. La preuve la plus évidente réside en ces schèmes harmoniques (relations étroites et comme élémentaires, par exemple, des toniques, dominantes et sous-dominantes, ou encore raccourcissement des procédés de tension, ou limitation des licences touchant les retards, les notes de passage et les appoggiatures). De même, les formes deviennent des règlements. On coule en quelque sorte la musique dans des moules. Tout un ritualisme du beau style tend à s’instaurer. Or Bach, qui connut la première montée de la vague galante , n’en voulut pas et, à l’inverse, poussa le paradoxe jusqu’à surenchérir dans les prérogatives de l’art savant. C’est donc par l’approfondissement du style ancien qu’il imposa sa transcendance, et contre son époque.

On ne peut dès lors s’étonner que, passé près d’un siècle, le maître de Mendelssohn, Zelter, qui avait été formé à l’école de Haydn, se plaignît des «licences» de Bach, lorsqu’il le découvrit. Première erreur grave. Zelter voulait trouver dans l’ancien un modèle de stricte vertu qui pût endiguer la montée du mouvement romantique, qui, lui aussi, à sa manière allait à l’encontre du style rococo de sa jeunesse. De là vint qu’il arrangea Bach à sa façon, le corrigea, notamment, de ses «amabilités de dorure légère» issues de la coupable musique française et voulut présenter un Bach rigoureux, modèle des enfants sages et recteur strict des bons usages. Ce ne serait rien si la chose ne s’était imposée telle. Et cela nous valut une interprétation souvent erronée de la musique de Bach. Très exactement, on tend à lui enlever tout ce qui le caractérise et à lui conférer l’esprit même qu’il détesta, à savoir celui des notables de Mülhausen ou de Leipzig. Et la chose est à ce point cristallisée et sacralisée que le simple fait de protester au nom des documents historiques les moins contestables provoque la crainte chez la plupart des interprètes.

Or quelles étaient les caractéristiques du jeu de Bach et quelles impressions communiquait-il à ses auditeurs? Tous les documents sont formels sur ce point: il surprenait l’auditoire par son extraordinaire virtuosité, son feu, l’invention étonnante des timbres, des styles, des contrastes, et, en quelque sorte, par la richesse de l’expression. Quand on connaît l’homme, sa fougue, sa virulence même devant les êtres qu’il n’aime pas, son individualisme, son don total à son art – ce fut un fleuve de travail! –, il ne peut plus être question des sages rigorismes par quoi on essaie de mieux l’approcher. Il les déchire de naissance. Si l’on avait un génie littéraire à lui comparer, il faudrait penser à Shakespeare et non pas à Malherbe! La grande chance de Bach est que la précision de son écriture en préserve malgré tout la substance. On ne le peut appauvrir ni durcir (puisqu’il est essentiellement riche et d’une plasticité merveilleuse) au point de faire de lui son propre contraire.

Prétexter la lenteur de son époque est une grande naïveté. Est-ce à dire que les pulsions passionnelles, par exemple, sont, de nos jours, plus vivaces? C’est souvent l’inverse (on pourrait aussi dire que qui ne comprend pas le pourquoi des vingt et un enfants de Bach ne comprend pas l’homme Bach). Par surcroît, la virtuosité des musiciens, et cela depuis des millénaires, fut toujours transcendante . Il suffit pour cela de seulement regarder l’œuvre du cantor: elle est et elle sera comme elle fut, à savoir d’un abord technique extrêmement périlleux. Le temps ne l’a pas simplifiée. En conséquence, il est évident que celui qui jonglait avec elle stupéfiait (d’où l’exclamation «Il est diabolique!», par laquelle les contemporains manifestaient leur enthousiasme). Ainsi, qui ne rend pas ce feu, cette souplesse, cette intelligence souveraine de l’expression, ce sens du symbole, notamment, dont cette œuvre est remplie et ne possède pas la qualité essentielle de l’art de Bach, «raviver la musique et ceux qui l’écoutent», se trompe et nous trompe.

3. La symbolique de Bach

Les symboles qui nourrissent la musique de Bach ont soulevé beaucoup de controverses. Certains voudraient ramener à l’étroite musique ce qui, précisément, tend à la dépasser et à la pousser jusqu’au chiffre sonore d’une idée, d’un phénomène ou d’un état psychique. Mais, là encore, en dépit des gloses, c’est l’œuvre qu’il faut consulter, et la présence d’une symbolique dans la musique de Bach ne peut pas être mise en doute. Pourrait l’être seulement la conscience claire que Bach en eut; mais, quand on connaît le goût du temps pour la numérologie, les phénomènes oniriques – qui compensent singulièrement la tendance rationaliste du siècle –, le symbolisme par quoi l’on tend à des équivalences de synthèse entre toutes les manifestations naturelles ou surnaturelles – rapports des sons, des nombres et des couleurs, rapports des tonalités et des états d’âme , personnification par un graphisme musical d’un être ou d’un objet, ou d’une de leurs propriétés –, on ne peut douter que Bach, qui aimait ces «franges d’ombre», n’ait eu un goût délibéré pour ces correspondances où il allait puiser de quoi enrichir sa musique. Il ne faut pas confondre, néanmoins, symbole et description: une ondulation d’arpèges peut figurer chez Bach les vagues du Jourdain, mais le dessin prévaut sur le résultat sonore. Souvent le symbole se voit plus qu’il ne s’entend, et la conjonction entre la vue et l’ouïe ne s’accomplit que si l’on a connaissance de la chose exprimée. Aussi bien, jamais Bach, qui fit pourtant grand usage de la description (comme la plupart des musiciens de son temps et de tous les temps), ne laisse celle-ci prévaloir sur l’équilibre de la forme et l’unité du style. Son monothématisme à lui seul le démontre. La polyphonie, du simple fait de sa nature, voile le dessin symbolique qui peut y être inclus. Mais celui-ci détermine souvent son caractère. Ce chiffre symbolique se présente alors comme une sorte de germe donnant cours à toute une prolifération arborescente. Partant de là, l’interprétation doit refaire, en quelque sorte, le même parcours. Bach attachait une grande importance au langage: aux titres, par exemple, tout autant qu’au texte d’un choral ou d’une cantate. C’est à l’ordinaire le poème qui lui suggère le symbole sonore. Répétition d’une même note: c’est la tombée du jour et, par extension, la fin de la vie ou le cérémonial funèbre (les glas, par exemple). Dessins chromatiques: c’est l’état anxieux, et sa cause (conflit intérieur) et sa conséquence (instabilité, souffrance obsédante). L’Agneau sauveur, c’est l’équilibre harmonieux de la double nature et, par extension, le rythme masculin équilibré et attendri par le rythme ternaire féminin. Chaque fois que Bach veut en quelque sorte nous conduire aux portes du bonheur ou du paradis, il s’exprime instinctivement en féminisant ses rythmes et ses courbes; aveu profond qui montre à quel point cet homme avait le sens du rapport complémentaire des deux natures. Dans ce tissu si riche de la symbolique se découvre un des aspects les plus mystérieux de ce musicien et notamment la part prophétique qu’il faudrait longuement étudier pour mieux saisir jusqu’où sa raison se fonde.

4. Les deux natures

Comme l’a remarquablement formulé Debussy, «dans la musique de Bach, ce n’est pas le caractère de la mélodie qui émeut, c’est sa courbe». La plasticité de la musique de Bach est la caractéristique majeure de son génie, et il n’est d’interprète qui ne doive avant tout y penser. Si on lui ôte ce plaisir des courbes diversifiées à l’infini, ce délice du méandre, l’horreur innée de la droite – tout un groupe de musiciens et non des moindres le louèrent d’être «carré» et «anguleux», tant ils le lisaient de près! –, on manque complètement l’aspect le plus extraordinaire de son génie. En ce sens, Beethoven est son plus glorieux opposé. Mais l’extrême virilisation de l’art de ce dernier souffre d’un manque, et l’élément féminin n’y parvient pas à maturité. Cela ne peut du reste gêner que ceux qui aiment à contempler en une œuvre une double polarisation harmonieuse plutôt que des déséquilibres héroïques. Toute une morale des profondeurs que l’on peut demander aux arts se dégage de là. L’analyse des seuls graphiques de Bach montre aisément le jeu des forces proportionnelles et combien les pulsions ascendantes, par exemple, sont contrebalancées par les descendantes, les deux parvenant toujours ou presque à établir une moyenne. C’était, du reste, pour Bach, une règle du beau et bon style. Trop d’agression virile – ce que l’on savait déjà fort bien au temps d’Avicenne – crée des excès et des défectuosités caractérielles, si ne les compensent pas les contreparties du don de soi et de l’attendrissement «féminin». À simplement regarder une partition de Bach, on voit jouer ce balancement admirable et cette sur-raison , et l’on comprend aussitôt ce que Debussy admirait. Aussi pourrait-on dire que la musique de Bach aime à visiter les courbes. Il n’a pas l’effroi du labyrinthe, bien au contraire il en a le plaisir. C’est que, Dédale lui-même, il se joue de ce qui peut devenir pour les autres un redoutable emprisonnement. S’il a boudé l’époque galante, dont il connut la première vague, c’est qu’il ne pouvait être dupe de la sclérose et du dessèchement qui s’y manifestaient sous d’apparentes simplifications. À fuir cette écriture quasi végétale, cet art des rapports subtils, la véritable force de l’esprit se dégradait, et sa liberté et sa profonde élégance. Nous le disions plus haut: l’harmonie a beaucoup perdu en perdant l’art du contrepoint de Bach; et s’il est vrai que Bach perdure, il se peut que, plus qu’aucun autre, il nous oblige à remettre en question les «fatalités irréversibles de l’histoire». Car, de la même manière qu’il put lui-même instaurer son temps propre, au centre du temps extérieur – qui, dit-on, gouverne les modes et les styles –, il est vrai, en conséquence, qu’il nous est possible d’objectiver nos raisons, jusqu’à ne point les laisser s’assujettir à ce qui ne participe pas, essentiellement, de nos profondeurs véritables. Possibilité que Bach démontra d’abondance.

5. Les formes

Bach naquit architecte. Mais, là encore, il faut bien entendre l’éloge. Il va moins à une architecture que l’architecture ne vient à lui. Il se trouve en sa musique une permanente disponibilité de la forme qui en fait le prix. Sa pédagogie elle-même en fournit la preuve, laquelle était merveilleusement empirique. L’expérience librement avancée l’emportait toujours sur le concept préalable, et cela parce que l’élève ne peut voir d’emblée la justification de celui-ci: on n’apprend pas la nage hors de l’eau. De même, toute dogmatique, en ce qui concerne les formes, prive celles-ci de leurs meilleures vertus. C’est tout le drame, si choyé par les sots, du fameux lit de Procuste, où l’on vous raccourcit les membres, ou vous les rallonge, si vos dimensions naturelles ne sont pas exactement semblables aux archétypes du «beau parfait» que ce lit prétend avoir. Est-il tyrannie plus affreuse, mais malheureusement si souvent réclamée? Que l’on songe aux canons de la forme sonate, par exemple, telle qu’elle se fixe au temps de Mozart; et qu’on la compare aux conceptions des sonates de Bach... Voir seulement en celles-ci des dérivés de la suite primitive, c’est escamoter l’esprit même qui se plaît à ces élargissements ou à ces dérivés. Bach ne toise pas la musique de l’extérieur, et son emprise sur la matière n’a rien d’arbitraire. Ce sont les pulsions de la musique qui en déterminent les structures. Du reste, qui ne sait les étonnantes «irrégularités» – et un tel mot condamne le pion «sacré» qui se cache en la plupart des maîtres – que présentent les fugues du cantor? On peut y suivre à vif le jeu dont il ne se lasse pas, parce qu’il lui propose sans cesse une foule d’inventions. Et on n’insistera pas sur les «fusées irrationnelles» que présentent les fameuses toccatas pour orgue, qui mettent l’analyste au défi de les justifier, sinon par l’épanouissement de la seule musique...

On veut signaler simplement ces échanges perpétuels et cette capacité de maturation que cette musique nous montre. Bach fut toujours amoureux de l’excellente musique du voisin. Il ne cessa de prospecter, puis de s’accroître des richesses de sa prospection. C’est pour cela qu’il est le plus européen des grands musiciens allemands et le contraire d’un pangermaniste trop exclusif, ce que Zelter ne verra pas non plus. Trop chrétien pour une frontière, pourrait-on dire de Jean-Sébastien. Et l’amplitude de son compas, ne serait-ce que dans cette prolifération des formes (et des styles qu’elles impliquent), montre combien cela, chez lui, était conscient et allait de soi. C’est ainsi que, si nous voyons les coloristes du nord de l’Allemagne lui donner occasion de surenchérir sur la diversité de la palette, notamment lors de la découverte de Buxtehude, dans sa jeunesse, nous le voyons, dès Weimar, demander aux Italiens un éclaircissement du rationalisme des formes, tout autant que des «caractères contrapuntiques» jusqu’ici ignorés. De même, le style français et tout ce qu’il entraîne avec lui de poésie ou de présence particulières l’incitera à plus d’élégance. Bach s’exerce avec un goût étonnamment affiné à la pureté multiforme de l’univers musical. Il ne se borne jamais, lui pourtant si avide d’unité, aux étroites limites d’une courte perfection, et, si, malgré tout, il est cerné par ses propres figures, ce ne sera que parce qu’elles sont infranchissables, étant celles de sa personnalité vraie. De là vient qu’il dessine si puissamment un type de génie qui ne craint nulle outrance, nulle avidité de connaître, nulle perte de la personnalité, nulle crainte du don de soi, et qui ne redoute pas que son expansion naturelle puisse altérer les règles de la raison. Au point que l’on peut voir dans la référence à Bach, vers laquelle viendront tant de grands musiciens menacés, un besoin de thérapeutique, une panacée, tour à tour (selon le cas du malade), de liberté ou de logique. De là encore cette «mouvance» de l’influence de Bach. Tel s’en fait un cilice, et tel autre y danse. Tel y calcule et tel autre y rêve. S’il ne présentait que des formes fixées une fois pour toutes, il n’aurait pas sur nous ce pouvoir.

6. Technique d’une transcendance

Les grands musiciens, et les plus savants, sont les plus abondants. Disons qu’ils possèdent l’art de jeter sur le papier l’essentiel. Ils ignorent la pathologie de la lenteur. Ainsi, il apparaît que Bach est un anti-Boileau; du moins du précepteur avide d’un faux bon sens:
DIR
\
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage.../DIR

Ce sont là des formules dont les morales dérivées des tyrannies vulgaires aiment à se nourrir. Beauté exigerait douleur. Ce à quoi Bach eût répondu, ce que son œuvre et son art de la pédagogie démontrent: «Apprenez à marcher sans vous tordre les chevilles!» ou encore: «Délivrez-vous des nobles bégaiements!»

Il disait devant des personnes que son art de faire étonnait: «J’ai beaucoup travaillé. Quiconque travaillera comme moi pourra faire ce que je fais.» Où l’on constate combien, au-delà du sourire malicieux, régnait un solide bon sens, délivré des tabous paralysants et soucieux de saines expériences. Bach respire aisément à haute altitude. Tant il est habitué au don permanent de l’expression de soi qu’il n’y prend pas garde. C’est ainsi que, le plus souvent, il laisse couler sur le papier (ce que les premiers jets dévoilent) fugues et sonates. Il n’y revient pas et les ratures sont rares. Son art de la correction est différent de celui de la plupart: il comporte moins de retouches (au sens où l’entendent les peintres) que de repentirs, accentuant la fraîcheur d’une courbe ou rendant un rapport plus subtil. Bach se corrige peu sur-le-champ. Ce n’est que passé un temps plus ou moins long, et selon le hasard d’une relecture, qu’il se plaît à modifier un texte plus ancien. Tout se passe donc comme s’il avait appris à se désentraver de toute gêne. En ce sens, Mozart est proche de lui, disant: «Le difficile est de dénouer un fil sans le rompre.» Bach se fait confiance. C’est le premier des apprentissages. La maîtrise vient lorsque la ligne, qui se déroule au ralenti – puisque l’écriture est plus lente que la pensée –, est en conjonction parfaite avec la secrète exigence intérieure. Cela demande une collaboration très juste des facultés qui régissent une création.

C’est ici où l’on pourrait repenser toute l’histoire de la musique et des arts: il y a ceux qui veulent régir leur musique, et ceux qui veulent que leur musique les régissent. Beaucoup de révolutions, et souvent malheureusement, sont nées des premiers: et l’on peut dire que les seconds obtinrent les plus heureuses synthèses. C’est le cas de Bach. Car il est très évident que les premiers sont menacés par l’excès du subjectivisme passionnel – lequel détermine à l’ordinaire les grandes modifications dans l’ordre des syntaxes et de leurs conséquences psychologiques. Tandis que les seconds, devant endosser leur temps et les contradictions qu’il comporte, apprennent à se laisser régler par l’ensemble de leurs facultés. Le travail consiste alors, par une longue interaction entre désir et conscience claire, à éliminer, comme on l’a dit, tout ce qui entrave la qualité profonde des pulsions créatrices. Où l’on voit que la déesse de la Bonté ne règne pas dans les conservatoires... Ni le goût des «fertilités heureuses»! Et, si nous voyons, au cours des siècles, tant de révolutionnaires d’apparat se situer si ingénument au rang des policiers, cela ne doit pas nous surprendre. Ils ne sont que les fils de leurs pères... et pas davantage. Mais leurs préceptes compensateurs sont commodes et brillent dans les salons.

On peut s’interroger sur la façon dont Bach travaillait. Il l’a dit lui-même: «Il en va pour le contrepoint comme d’une conversation entre plusieurs personnes.» Il suffit de commenter la phrase pour voir se défaire ce nœud gordien. La conversation est centrée sur un sujet. Chaque voix est donc écoutée séparément, et la collaboration avec le sujet est en quelque sorte instinctive. Bach peut aussi bien écouter et transcrire au fur et à mesure qu’elle est dictée, une voix basse, moyenne ou élevée. L’une peut prédominer sur l’autre, mais toutes, cela va sans dire, se laissent former selon la syntaxe que le musicien dès longtemps maîtrise. De là cette étonnante souplesse et cette latitude de jeu. La mémoire seconde y a sa part cachée. De même ce que l’on peut appeler l’audition nouménologique. C’est un peu le processus du ver à soie, qui, fil à fil et selon cette admirable gymnastique qu’il tient de nature, forme son merveilleux cocon. Il n’y a aucune raison pour que le cocon ne soit pas réussi, et, s’il ne l’est pas, c’est que le fileur souffre et ne jouit pas de l’harmonie naturelle de ses facultés. Les subtiles pathologies de la création chez les hommes sont-elles autres choses que des accidents que la nature essaie de compenser ou d’annihiler? La plus grande leçon de Bach consiste en cette préservation savante de ses dons personnels, sans quoi il ne serait pas ce musicien que nous admirons.

7. L’homme de foi

À pousser aussi loin dans l’art d’être , Bach éclaire les dimensions profondes de sa mystique. Il y pense moins qu’il ne la respire. On comprend, à le voir tel, qu’il n’avait nul besoin d’une église (sinon pour lui assurer ses légitimes revenus). Son fils Carl Philipp Emanuel, le Bach de Berlin, ne cachait pas que le travail des fameuses cantates était une obligation en vue du pain quotidien. Son père, en toute loyauté, eût pu dire la même chose. Il est vrai que cette couleur du temps, cette grisaille extérieure qui affectent parfois sa musique, ce sérieux-des-bons-usages sont le tribut versé inévitablement à la nécessité quotidienne. Le fond de la nature de Bach est beaucoup plus insolite, on pourrait même dire sauvage, que ce que les apparences exigeaient. Sa foi préserve son autonomie. Ses goûts pour la théologie ne lui fournissent que des occasions d’en traiter pertinemment et par voie dialectique. En réalité, son Dieu le constitue organiquement, si l’on ose dire, et, pour lui, c’est la première reconnaissance. De là cet apaisement spontané de l’Esprit saint, par exemple, qui n’a rien pour lui du tourmenteur, comme il en va pour beaucoup de mystiques. Il suffit de constater ce que sa musique nous exprime à son sujet pour voir que Bach ignore ce conflit.

Aussi les objections des piétistes au sujet de la musique le laissèrent-elles indifférent, passé la colère. Ils attaquaient l’empirisme de sa foi, et le mot est court. Il faudrait dire sa vie même. Nul argument n’eût compensé sa faillite, et l’insulte à l’évidence: «Me reconnaissant doué pour établir une musique régulière pour la plus grande gloire de Dieu... et l’éducation de mon prochain...» Tout ce qui peut aller contre cela est d’avance banni et doit l’être. Les inquisiteurs de diverses obédiences n’eussent certainement pas aimé le personnage et eussent flairé en lui quelque hérésie... Cela ne signifie pas que Bach ne souffrait pas de mélancolie, voire, vers la fin, d’une claustration un peu hypocondriaque. De même, trop de morts parmi ses enfants et ses proches l’affectèrent, pour que l’on ne puisse s’expliquer cette nostalgie de délivrance qu’il éprouvait à penser à l’au-delà. Mais il est évident qu’il ne cessa de reprendre force en son Dieu; non point tant à argumenter sur ses raisons de croire en lui qu’à s’abandonner aux constances d’une façon d’être par lui. Sa musique était un acte nouménologique permanent; ce que ne peuvent comprendre que ceux pour qui il en va de même. Tout analyste se voit forcé de constater ce fait secret d’une structure complexe, qui n’est pas séparable du résultat que l’œuvre nous présente.

8. Le baroque et l’homme des synthèses

Cependant, l’œuvre de Bach est l’une des moins naïves qui soient. Il suffit de le comparer à Monteverdi, par exemple, pour comprendre ce dont notre cœur peut se plaindre. Nous évoluons très loin de cette fraîcheur de naissance que possédait auparavant le tonalisme. Très loin aussi, et plus encore, de ce que souhaitait capter l’esprit de la Renaissance. Cette douce ténuité d’aurore qui baignait la musique des madrigalistes, par exemple, laisse place à un midi dont la touffeur est assez oppressante. Bach est un adulte. Le dressage que propose le Klavierbüchlein à lui seul le démontre. Musique dont l’efflorescence se développe au centre d’une époque déjà durcie et où les morales d’État n’ont que faire de la notion de bonheur. Les compensations de poétique ne peuvent, dès lors, échapper entièrement aux nécessités du jour. C’est pour cette raison que ce que nous appelons la musique baroque entend peindre les dualités et les troubles dont le temps est chargé. Le romantisme n’est pas loin, l’orage couve. L’excès même des arabesques, la prolifération des possibles qui caractérise les expressions musicales, cette avancée d’une forêt de Brocéliande où tout peut être suggéré, et transformé, peignent l’amer délice de devoir vivre sans innocence. Mais que fallait-il, sinon s’abandonner à l’art pur d’une complétude de soi, et faire fortune de l’ambiguïté que comportait l’époque et que l’on ne pouvait pas outrepasser, sinon par la qualité de l’ouvrage entrepris? C’est la grande sagesse de Bach que de n’avoir pas eu, au point d’engendrer un déséquilibre, la nostalgie de ce qui n’était plus possible en lui. La prudence qu’il met à ne point s’engager dans l’aventure de la jeune musique galante s’exerce aussi à ne point s’abandonner à ce qui n’est plus. Passé et avenir sont ainsi retenus, et leurs charmes exorcisés. Il est admirable qu’un génie soit, à ce degré, et touchant tant de points difficiles, justifiable. Une grâce est sur lui, et comme tangible. Peut-être est-ce, sans trop l’avouer, ce que nous admirons avant tout en cet homme. Une aisance à être, sans précédent, et l’art d’être tel, sans souci d’originalité préalable. Nul doute que son œuvre nous présente longtemps encore une infinité de leçons. Nous ne cessons de commencer la musique, et l’histoire, en conséquence, ne cesse d’être neuve à nos yeux. C’est beaucoup, en regard des famines, qu’un pain quotidien...

Encyclopédie Universelle. 2012.

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